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Interview | Barbara Sirieix interroge Ismaïl Bahri

Ismaïl Bahri est invité à participer au projet, avec la contribution de Barbara Sirieix. Cet entretien est réalisé à l’occasion du projet Working for Change, projet proposé par Abdellah Karroum pour le Pavillon Marocain à la 54e Biennale de Venise, 2011.
jeudi 2 juin 2011


Barbara Sirieix : Dans tes protocoles de travail, tu utilises des objets ordinaires et familiers – du lait, de l’encre, du papier, des récipients (verre, bol), des épingles, des fils. Ils changent d’état et deviennent des formes minimales achromatiques ou transparentes, des surfaces réfléchissantes, des marqueurs d’ombres et des traceurs de lignes. Qu’est-ce qui détermine le choix de ces matériaux et comment les fais-tu travailler ensemble ?

Ismaïl Bahri : Je ne choisis pas tant les matériaux pour eux-mêmes que pour les opérations qu’ils permettent et pour leur qualité à révéler des choses. Parmi les éléments que tu as cités, certains sont, d’une part, des réceptacles, des surfaces d’accueil. Le verre, les pores de la peau, des plaques de verre ou les murs, ou à plus grande échelle, un paysage enneigé, deviennent des surfaces d’apparition. Il y a divers éléments comme l’encre, l’eau, le fil, le lait et autres qui sont des conducteurs de vibrations, de présences ou d’images. Le fil me permet, par exemple, de saisir une goutte d’eau dans sa course (Coulée douce) ou de révéler les gestes de mes mains, demeurées hors champ (Dénouement). L’encre sert à révéler. Il permet de dévoiler un paysage ou de souligner les plis de la peau en s’y infusant comme dans Sang d’encre. Je ne manipule jamais totalement ces matériaux, mais cherche à amorcer leur devenir. Une fois déposée au creux des pores, l’encre se diffuse au gré des plis, le dessin se déploie sous mes yeux (Sang d’encre), lorsque je fais des noeuds dans Dénouement, c’est le fil tendu vers la caméra qui révèle et amplifie le mouvement de mes doigts, il joue alors le rôle d’intercesseur. Ces matériaux sont des intercesseurs de la même manière que le hasard était l’intercesseur de Duchamp, son opérateur d’écarts. Les matériaux que j’utilise amplifient, en général, un geste simple.

B. S. : Qu’entends-tu par "geste simple" ?

Nouer un fil, porter un verre rempli, planter une épingle ou déposer une goutte d’encre… Je ne développe aucune technique à proprement dit, mais cherche à explorer des gestes. Des gestes simples que je m’évertue à préciser. Quand je parle de précision, je fais référence à un geste clairement défini, souvent répété, décliné, affiné sur plusieurs semaines. Je pense aussi à cette formule évoquée par Jean-François Lyotard à propos de Duchamp, « précis, mais inexact » (1) , qui m’intrigue depuis des années. Comment développer un geste précis mais inexact ? Il faudrait imaginer un geste abrégé, aiguisé dans l’instant mais qui, aussitôt exécuté, déjouerait la question de la technique et de la mesure. Ce serait un geste porteur d’incalculable et amorçant un mouvement imprévisible. Un peu à l’image de la rumeur évoquée tout à l’heure, qui peut être nette, claire, incisive mais infidèle. Et puis, ce qui est intéressant c’est de voir de quelle manière un geste, ou une activité spécifique, peut influer sur la posture corporelle et sur l’inscription du corps dans le champ social. Tenir un verre d’encre en marchant les yeux rivés sur le récipient est un geste d’une très grande simplicité (Orientations). Mais il m’a fallu plusieurs jours pour apprendre à marcher en me fiant uniquement aux images révélées par le verre, sans être tenté de lever les yeux, sans chercher à voir directement la ruelle traversée ou les personnes croisées. Évidemment, cette activité un peu incongrue influe sur le rapport aux autres, aux passants par exemple. Tout cela est très infime, presque négligeable, mais il y a, ici, une forme de prise de position physique très ambiguë parce qu’elle attire l’attention par son désistement même.

B. S. : Tu as réalisé plusieurs expériences itinérantes dans la ville de Tunis ; je pense d’abord à la Ligne fantôme en 2003 où tu as tracé une ligne dans la ville à l’aide de l’ombre d’épingles accrochées sur les murs. En 2010 avec Orientations, tu t’es promené avec un verre rempli d’encre en captant avec une caméra les reflets de la ville dans ce liquide opaque. Tu parles d’une rencontre avec l’autre dans un contexte aux paramètres « géopoétiques » pour Ligne Fantôme. Quelles significations ont ces interventions par rapport au contexte de la ville ?

I. B. : Peut-être faut-il expliquer en quoi consiste la Ligne fantôme. L’intervention consistait à tracer une ligne d’ombre sur des murs de la ville. Cette ligne était brodée, cousue, dans le sens où il s’agissait de planter des épingles sur le mur en fonction de l’ombre portée de celles-ci. Chaque épingle poursuivait l’ombre portée de la précédente, ainsi de suite, dessinant une ligne ténue sur des dizaines de mètres. Le dessin se fait donc en fonction de la lumière du soleil. Cette activité me permettait de parcourir les ruelles à échelle centimétrique, accolé au mur, privé d’autre horizon que celui tracé par l’épingle à venir. La ligne ainsi tracée frôlait l’invisibilité tant elle était fine alors que, paradoxalement, elle pouvait être monumentale parce que longue de plusieurs mètres. Ce paradoxe-là m’intéressait beaucoup à l’époque car il s’agissait de rendre cette ligne, ainsi que ma présence physique, publiquement imperceptible. Un peu comme s’il s’agissait de traverser la ville comme une ombre, en me désistant du regard des passants, en m’insérant dans les plis des murs et de la lumière. Mais bien sûr, bien qu’inoffensive, cette façon de parcourir la ville suscitait pas mal de réactions chez les passants, des réactions d’étonnement et d’évitement pour la plupart. Les habitants des murs piquetés venaient parfois me demander ce que je faisais là, une jeune fille a même détruit une partie de la ligne d’un jet d’eau, alors qu’elle nettoyait la ruelle. Ces contacts étaient toujours brefs et timides. Dans Orientations, il s’agissait également de parcourir et de filmer la ville en myope car je traversais la rue l’œil focalisé sur une surface d’encre. Ici, l’encre sert de boussole obscure. Je cherchais à deviner la ville dans ce trou noir, par ce trou de serrure ouvert sur le paysage. Les moments où la caméra arrive à capter dans le verre un morceau de paysage étaient captivants parce qu’un horizon sur la ville s’ouvrait. Soudain, je voyais autre chose de ce je connaissais très bien, ma ville natale, devenue fragmentée, inversée, fébrile et frôlant parfois la dilution. Il est question d’apparition car l’encre devenait une forme de solution photosensible et ce qui m’intéressait beaucoup était de faire du verre un récipient pouvant contenir des fragments de paysages, permettant de capturer des images de cette ville et de les emporter avec soi. Les rapports à la ville et au paysage, se font par le détour d’images.

B. S. : Décrivant Orientations, tu parles de la marche d’un myope, or la réaction d’un des passants que tu rencontres suppose plutôt une forme de décryptage du réel : « Oui…oui… l’encre te montre le pourtour, Tu descends le verre, ça agrandit et te révèle l’opposé de ce que tu vois d’habitude ». S’il s’agit d’un décryptage, qu’es-ce qu’« Orientations » dévoilerait des rues de Tunis ?

I. B. : Il me semble que les deux « visions » ne sont pas contradictoires. La myopie est déjà une forme de décryptage du monde, une forme altérée, une façon de voir sans horizon, comme lorsqu’on navigue à vue. Le passant prononce cette phrase à un moment où le verre nous a révélé un fragment d’arbre. Cet homme particulièrement curieux voulait vraiment comprendre ce qui m’intéressait tant dans ce verre. Et cela l’a beaucoup étonné de voir autrement cette ruelle dans laquelle il vivait. Ce moment-là est très important car l’image capturée par le verre devenait un vecteur d’échanges et, finalement, ça n’arrive pas souvent de parler d’images avec des inconnus rencontrés dans la rue. C’est le verre et l’image qu’il contient qui opèrent le contact. Le rapport avec ce passant s’est fait par le biais de cet intercesseur optique.

B. S. : Je trouve intéressant la manière dont Nicole Brenez envisage les enjeux du politique quand elle évoque ton travail : « … Ce qu’(Ismaïl Bahri) veut faire comprendre (…) c’est que “le naufrage des écritures peut évoquer une extinction de voix, une extinction des mots, mais également une résistance à la perte” (2). Autrement dit, bien loin de l’intériorité autotélique du sujet individualiste, c’est à partir de son intimité sensible que le sujet invente des processus illimités de connexion aux phénomènes, qui passent par toutes sortes de voies psychiques et matérielles, par la porosité, la capillarité, la fluidité, et plus seulement par des entités identifiables et des processus logiques » . Comment envisages-tu ces enjeux dans ton travail ?

I. B. : Ce qui est certain c’est que, dans mon travail, les traces du politique sont difficilement détectables. D’ailleurs, je ne cherche pas à entretenir de rapport clair et directement identifiable au politique. Ces traces ressurgissent parfois à rebours, elles remontent à la surface par bribes, souvent sans que je l’aie moi-même voulu ou vu. Et la plupart du temps, ce sont les autres qui font ce genre de lien, souvent parce qu’ils ont besoin de cerner les artistes et de se repérer dans leurs œuvres en fonction des événements de l’actualité, de leur origine ou de je ne sais quoi d’autre, sans toujours prendre le temps de regarder le travail pour ce qu’il est. On cherche dans les repères sociaux des grilles de lecture. Et bizarrement, depuis la révolution tunisienne, de plus en plus de personnes détectent dans mon travail des liens avec le politique alors que, franchement, ils sont minces… Ceci dit, les lignes écrites par Nicole Brenez me semblent pertinentes. S’il y a rapport au politique, il se fait dans l’infime, en filigrane, à travers des mouvements, des mises en relations souvent micro-phénoménales, qui semblent à première vue insignifiantes. Le plus délicat consiste à produire des connexions à résonances multiples, sans jamais tomber dans le discours ou la tentation de la communication. Je me méfie de ce genre d’approches. C’est pour ça que j’évoque souvent le murmure ou la rumeur, c’est-à-dire ces propagations de contiguïtés, horizontales et imprévisibles, et ce qui m’a tant ému dans ce qu’on appelle la révolution tunisienne, c’est d’y avoir reconnu ce type de dissémination. Le soulèvement populaire s’est propagé par contiguïté, de proche en proche, sans hiérarchie ni discours. Ce qui m’inquiète maintenant est d’y voir des postures discursives émerger et des icônes de martyrs célébrés, au risque de figer le mouvement amorcé. C’est inévitable et, peut-être, nécessaire mais je crois que c’est ce dont nous devons nous méfier.

B. S. : Quel regard as-tu sur la Tunisie ?

I. B. : Mon regard sur la Tunisie est intimement lointain. C’est-à-dire que je me sens très concerné par ce qui se passe, tout en étant physiquement éloigné. Ce qui est certain c’est que ce qui attend la Tunisie est beaucoup plus difficile et délicat à mener que le soulèvement de décembre-janvier. La révolution dans la rue a été fulgurante parce qu’elle s’est inventée, qu’elle s’est découverte en même temps qu’elle se développait. Aujourd’hui, tout reste à inventer et on voit déjà les discours politiques identifiables, affluer de tous bords dans un contexte où les gens commencent à avoir peur d’une économie qui souffre et d’une guerre qui s’étend aux frontières. Personne ne peut dire ce qui va se passer, pour le coup, nous sommes tous myopes. Par contre, je vois mal comment une autre dictature pourrait émerger de sitôt.

B. S. : Que penses-tu de la « Révolution de Jasmin » et de sa mythification par les médias ?

I. B. : Je ne saurais rien dire d’autre là-dessus que ce que l’on entend déjà. Les médias ont versé dans l’inflation lorsque la révolution a infusé Tunis mais semblent, comme d’habitude, se désintéresser de ce qui se déroule maintenant alors que la révolution, c’est maintenant qu’elle se joue, c’est demain qu’elle se risque. Par ailleurs, constatation plus générale, ce dont j’ai peur est que ce mouvement spontané devienne une marque. On a toujours cherché à voir dans les images et les films tunisiens les perpétuels clichés post-orientalistes. Les journalistes, les artistes et les commissaires d’expositions notamment doivent veiller à ce que ce mouvement populaire ne devienne pas à son tour une marque facilement identifiable, un vecteur de reconnaissance et de marketing. Et phénomène devenu classique, je remarque que si l’on commence à s’intéresser aux artistes tunisiens et arabe, c’est rarement pour les bonnes raisons. Il ne suffit pas de faire référence à la révolution pour devenir artistiquement recevable. Or, j’ai l’impression que le traitement de la révolution devient parfois un passe-partout. Je crois que le meilleur service à rendre à la création arabe, en général, est d’être exigeant avec elle.

B. S. : Es-ce que tu es retourné en Tunisie depuis décembre 2010 ?

I. B. : Oui, plusieurs fois. Mon dernier séjour s’est fait en janvier 2011, trois ou quatre jours après le départ de Ben Ali. J’ai atterri dans un pays totalement transformé. C’est à ce moment-là que l’on a assisté à l’éclosion des orateurs dans l’avenue Bourguiba. N’importe qui s’arrêtait et prenait la parole. On assistait à des formations de foules et de manifestations soudaines, improvisées. C’était fou quand on sait à quel point la parole était contenue durant ces dernières décennies. Les voix étaient éteintes et les pensées refoulées. En voyant tous ces orateurs anonymes, je me souviens avoir beaucoup pensé au travail de Michel François Speaker’s Corner (2007), où l’on voit des orateurs anonymes de Hyde park prononcer des discours sur de grands blocs de glace placés par l’artiste, jusque à disparition totale du socle. On imagine l’orateur redescendre au niveau de ceux qui l’écoutent, au rythme de la fonte de la glace. L’euphorie générale ainsi que l’inflation de mots et d’images étaient incroyables. Je me disais que faire, que dire de plus, quelle image prendre dans cette effervescence générale ? Maintenant, on assiste à la redescente. Le temps de la réflexion et des délicatesses du dialogue s’ouvre.


Né à Tunis en 1978, Ismaïl Bahri vit et travaille à Paris depuis 2000. Ses travaux prennent des formes diverses, allant du dessin à la vidéo, en passant par la photographie et l’installation. Chacune de ses œuvres explore des procédés et des matériaux qui lui sont propres mais ont en commun leur minimalisme et leur forte teneur graphique. Ses recherches portent sur des épiphénomènes où se jouent d’infimes mutations.

Barbara Sirieix est une commissaire d’exposition indépendante basée à Paris. Elle est co-fondatrice de Red Shoes, une structure dédiée au film d’artiste et à l’art vidéo.


- (1) Jean-François Lyotard, Les TRANSformateurs DUchamp, Edition Galilée, 1977, p. 74.
- (2) Nicole Brenez, “Prima delle Rivoluzioni, Avant-gardes arabes des années 2000”, Art Press 2, Cinémas Contemporains, Trimestriel n°21, Mai-Juin-Juillet 2011.