L'appartement 22

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L’appartement 22,
279 avenue Mohamed V,
MA-10000 Rabat,
T +212663598288,
Je vois des fantômes danser sur les ruines d’anciennes civilisations
par Abdellah Karroum

Tuesday 12 June 2018

Comment écrire sur un réel impossible à affronter [1]

Quand je pense à la Syrie, les premières images qui me viennent sont des images d’enfants et de femmes sur les routes de l’exil, des images d’enfants et de femmes sous les décombres de villes en ruines, et celles d’un peuple qui erre, entièrement cerné de conflits. Puis je pense aux artistes, poètes et intellectuels nés là-bas, à Fateh Moudarres, né à Alep en 1922, à Mustapha Al Aqqad, né en 1930 et réalisateur du film mythique Al-Rissala. Je pense à Ali Esber, né à Latakia en 1930, à Marwan, né en 1934 à Damas, je pense à Nazir Nabaa, né en 1938, à Simone Fattal, née à Damas en 1942. Je me souviens d’Omar Amiralay, né en 1944, de Diana al-Hadid, née en 1981 à Alep. Je pense à leurs familles, à leurs amis, à leurs voisins, je pense à leurs ancêtres et à tous ceux qui pourront voir et lire leurs œuvres. La mort les a oubliés car leurs œuvres résistent avec une force inouïe.

Plus qu’un essai historique ou critique, ce texte se veut témoignage d’une collection de relations nouées, d’amitiés, de provocations, en écho aux informations bouleversantes qui nous font nous sentir impuissants face aux forces du mal, à ces idéologies sourdes et à ces conflits de pouvoir aveugles. Je suis tenté de commencer par cet appel à la mémoire, celle d’un instant sublime que j’ai vécu la première nuit à Damas, sur le mont Qassioun sur les hauteurs de Damas. Le son qui traverse le ciel de la ville provient de la mosquée des Omeyyades, au cœur de l’un des plus anciens centres urbains du monde. On dit de Damas qu’elle a été habitée en permanence depuis l’Antiquité, elle est passée d’une civilisation à une autre dans une sorte de métamorphose continue. Le grand déluge raconté dans les récits sumériens et dans les religions du Livre n’a pas anéanti la vie sur cette terre. La mémoire de la Mésopotamie et de l’Assyrie est certes l’un des points parmi les plus extrêmes dans l’apparition et la disparition des cultures. Trauma. Voilà le déluge dont parlent l’art, l’archéologie et la religion, et duquel seules des légendes persistent. Les villes et les œuvres décrites par ces légendes sont souvent introuvables. L’inhumanité des croisades, la sauvagerie des soubresauts de l’époque médiévale, les expansions de l’empire ottoman et sa fin ont divisé peu à peu les habitants de chaque cité en Syrie. Les effets des invasions coloniales des XIXe et XXe siècles sont perçus encore aujourd’hui dans toute la région.

Lors de mon premier voyage en Syrie en 2010, sur la route des artistes que je cherchais à rencontrer pour le projet « Phrases sur les bords et autres activités » [2], mon imagination a d’abord été provoquée par ce que je découvrais, puis s’est peu à peu éloignée de ce pour quoi j’étais venu. Ce déplacement de pensée est typique d’une expédition de recherche curatoriale ouverte, quand les objets et les images que l’on espère ne sont pas définis a priori. Ce voyage fut aussi mon dernier en Syrie, l’air de la ville de Damas exhalait déjà une tension étrange, une atmosphère de haute pression dont on ne perçoit pas l’origine, une sensation incertaine et diffuse qui affecte la relation au lieu, à l’idée qu’on s’en fait et au récit qu’on peut en construire. En intellectuel voyageur, découvrant un pays à la fois nouveau et familier, je reconnais des attitudes, des manières d’être et d’agencer les espaces de vie et les lieux de commerce. Certains visages ressemblent tant à ceux de mes voisins dans les montagnes du Rif, je me dis qu’ils sont à la fois montagnards et méditerranéens, sans trop spéculer sur les possibles liens ethnographiques très récents — si l’on considère l’histoire antique et médiévale du bassin méditerranéen. J’ai vu tant de visages qui viennent de loin, fruits de toutes les civilisations passées et des cultures présentes.

Dans cette ville, ce que je regarde me regarde aussi, et ce que j’en retiens retient en retour ma mémoire du lieu. C’est depuis cette attention dans la relation au monde que je vais lister les paysages et les vivants qui traversent la ville, s’y déplacent et s’y installent. Je m’installe dans une maison ottomane au cœur de Damas, avec sa fontaine au milieu, des arches dessinées dans le bois gravé, le jasmin qui grimpe jusqu’au toit. Par sa ressemblance aux maisons andalouses du Rif du bord de la Méditerranée, ce lieu paisible est devenu un refuge si familier. J’y reviens entre deux expéditions dans des ateliers d’artistes ou à l’espace AllArtNow [3] des sœurs Al-Bokhari[1]. Le soir, j’atterris dans l’un des restaurants traditionnels de la vieille ville, une sensation de liberté émane de ces espaces d’une diversité folle de goûts, de plats, accentuée par la musique improvisée et l’odeur du jasmin qui danse en bouffées selon les courants d’air. Nous sommes encore en temps de voyage possible, une paix relative malgré cette tension et cette pression étranges que je ne comprendrai que plus tard, à cause de ce qui advient avec la guerre civile, militaire, religieuse, sale et médiocre. En effet, les «révolutions arabes» commencent peu de temps après mon voyage en Syrie. Tunisie, Égypte, Libye, Bahrain, Yémen, Maroc, Arabie saoudite, la majorité des pays arabes ont tremblé en recevant l’onde énergétique d’un éveil collectif de peuples opprimés, parfois aussi de mouvements communautaires, nationalistes ou partisans.

L’écriture d’Etel Adnan, la peinture de Marwan démontrent la capacité de l’œuvre à surpasser le désastre [4]. Aujourd’hui, en intellectuel citoyen du monde, je me sens provoqué par les événements, tant de faits, de mouvements, de guerres virtuelles et réelles. Je surprends mon regard à mépriser les images post-internet qui aplatissent tout, au point de confondre le vrai et le faux, l’information et la désinformation. Le pouvoir semble un objet de commerce plus qu’une organisation sociale. Les nations, qui devraient être constituées de groupes liés par la culture, l’histoire et le partage de challenges de survie et d’échanges dans la relation au monde, semblent construites comme des organisations d’intérêts commerciaux et industriels inhumains, ou peut-être post-humains. Écrire sur un pays en guerre n’a de sens que si les mots agissent contre la haine, la tyrannie et l’injustice qui mènent à la destruction de la civilisation. Et si l’écriture était une force d’opinion et de dialogue ? Dénoncer l’injustice et agir pour la liberté et le vivre ensemble sont les responsabilités des artistes du monde moderne. Cette liberté dont parle le cinéaste Omar Amiralay est le fondement nécessaire à l’expression d’un projet de société et d’un renouveau des valeurs de l’humanité fondé sur la connaissance, le partage et le respect. Les Syriens n’ont rien demandé de ce qui arrive à leurs villages, familles, héritages, corps.

En Syrie, comme en Iraq et dans les pays du Levant du milieu du XXe siècle, un mouvement de renaissance culturelle s’est produit sur une base révolutionnaire panarabe, dans la continuité des mouvements pour l’indépendance, et en parallèle aux tractations et tensions géopolitiques amplifiées par le développement de nouvelles industries post-pétrole. Ce mouvement fut inclusif et ambitieux, prônant une perspective transnationale. Le partage des idées de renouveau, conjointement au développement de nouveaux centres urbains qui se ressemblent, à la fois dans leurs langages et dans leur goût du progrès, fut une énergie libératrice pour l’expansion des réseaux. De nouveaux spectacles apparaissent liés à l’industrie du pétrole, des mouvements pour célébrer les jeunes nations par des allégories heureuses et optimistes. Des académies des Beaux-Arts et de musique voient le jour avec des projets modernistes ou traditionalistes, ou encore idéologiquement désorientés, mais toujours contribuant à la formation de générations d’artistes capables de participer aux débats sur l’art et sur son rôle dans une société en devenir. Ensuite, les mouvements culturels ont été localisés avec des combats différents et spécifiques à chaque pays ou région. En Syrie, la guerre de 1967 a remis en jeu toutes les alliances et les perspectives géopolitiques actives depuis l’époque des post-indépendances. Les conflits deviennent encore plus complexes et les groupes d’influence plus mouvementés et fragilisés. Le poids des enjeux des califats légitimes ou forcés a conduit à des alliances improbables, les groupes religieux de tous bords ont investi dans des alliances avec les démons et les anges à la fois. Les esprits piégés par les illusions deviennent féroces.

En pensant à la Syrie, je pense à la crise des réfugiés, à la condition de l’être humain en général, à sa capacité à créer du progrès et à construire la civilisation, mais aussi à la détruire de manière encore plus violente. Je pense à l’inhumanité de ces jeux de guerre électronique et de ces bombes bien réelles qui suffoquent les grands comme les petits depuis 2011. Je pense aux innocents morts en plein sommeil ou sous la torture monstrueuse. Je pense à ceux portés par les vagues de la Méditerranée dans un ultime souffle offert au désir inassouvi de voyager vers les continents lointains.

Je pense à la Syrie comme au berceau de la civilisation, et je pense à L’Apocalypse arabe[1]. L’humanité est-elle condamnée à vivre indéfiniment ce cycle infernal ? La Syrie est un pays à l’intersection de multiples cultures et d’une multitude de civilisations, depuis les anciennes cités mésopotamiennes jusqu’aux centres contemporains, en passant par les zones d’échanges de l’Antiquité récente et des guerres médiévales. L’époque moderne a aussi été le début de la fin de l’empire ottoman, d’autres jeux impérialistes ont créé des déploiements sans précédent.

Une civilisation peut advenir sur les ruines d’anciennes civilisations.

A.K.