L'appartement 22

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L’appartement 22,
279 avenue Mohamed V,
MA-10000 Rabat,
T +212663598288,
Entretien avec Sara O’Haddou,
par Abdellah Karroum

Cette entretien est la transcription d’une conversation en plusieurs temps, pendant les voyages de Sara O’Haddou entre Japon (1) et Maroc, en préparation de l’exposition “AA” à L’appartement 22.
Monday 27 August 2018

Le langage est un élément essentiel de la nature humaine. Les objets fabriqués par les êtres humains, qu’ils soient des outils de survie ou des objets de confort, traduisent la manière de penser et d’interagir avec l’environnement proche et lointain. Les déplacements ont donné lieu à la naissance du langage. L’écriture a permis la notion de présence/absence. Les traces, les symboles, les signes de l’alphabet ont permis la mémorisation d’un message qui agit dans un lieu différent de celui de son auteur, y compris pour les peuples sans livres. Sara O’Haddou explore deux zones géographiques, aux limites peu définies par l’histoire écrite, d’Aomori et du Haut Atlas. Ce sont des lieux de mémoire partagée de l’humanité que l’artiste étudie à travers l’observation et la pratique de gestes qui donnent lieu aux objets du quotidien, des formes et des signes qui les constituent dans ces deux communautés culturelles marginalisées par l’histoire récente, mais fortement présentes dans la conscience collective japonaise et marocaine.

A. K.: Pour commencer notre premier entretien, je voudrais poser la question du temps qui me semble essentielle dans ton travail. Quand et comment l’artiste prend conscience du sens de l’œuvre et décide d’en faire un projet ?

S.O’H.: C’est une question difficile - j’imagine que j’y verrai plus clair avec le temps et l’expérience des œuvres - nous sommes dans un monde où le sens du projet dépasse la question du médium de l’œuvre. Je sais que je suis souvent inspirée par certaines formes de manière très naturelle. Il s’agit d’une prise de conscience plus organique, je ne me dis pas “là je veux travailler sur ça et c’est maintenant, ou cette idée sera mon prochain projet.” C’est une combinaison de différents moments qui vont m’amener à sortir quelque chose. Par exemple, je vais un jour voir un événement dans ma propre famille, je me documente et le mets de côté. Puis un an plus tard je vais voir un artisan faire quelque chose qui va me rappeler l’événement précédent, ces deux moments vont automatiquement être liés, des questions d’ordres personnelles ou universelles vont s’y ajouter. Les complexités vont s’accumuler les unes après les autres, et je vais naviguer entres elles. C’est dans cette succession d’expériences visuelles et sensibles qu’un projet se lance - l’idée de l’œuvre commence - avant même que j’ai eu le temps de comprendre que c’était déjà en devenir.

A. K.: En préparation l’exposition de L’appartement 22, il y a eu des voyages dans plusieurs géographies. Des lieux précis ont-ils une importance dans ce projet ? Le titre “AA” dit déjà beaucoup sur un double, ou en tout cas quelque chose qui n’est pas fixe, s’agit-il de deux lieux ou d’un lieu qui se dédouble ? Le concept est-il d’exposer un même objet deux fois ou deux objets à la fois ?

S.O’H.: Je crois que les dualités se jouent dans les couples Atlas/Aomori - Berbères du Maroc et Berbères du Japon (j’appelle “Berbères du Japon” les Japonais avant l’influence des Chinois.) Oui le contexte et les gens sont très important pendant le processus de création. Ces tribus, pour lesquelles écrire équivaut à parler, graver, tisser, sont au cœur de mes recherches, d’où mon attachement à aller à leur rencontre, à les écouter et travailler avec elles - par exemple les femmes dans l’Atlas à qui j’ai demandé de dessiner leurs explications sur les tablettes de papier mâché que j’ai apporté comme support physique prêt a enregistré la mémoire de ces récits. Je pense que les lieux sont aussi les symboles de ces communautés où le rapport à l’écriture est différent de celui qu’on connaît dans nos vies - nous les gens du monde “moderne” ou je ne sais pas comment on se définit -. Cependant, une fois que j’ai exploré ces endroits et collaboré avec leurs habitants, je déplace les objets produits de leur contexte, je les abstrait complètement de leurs lieux. Cela transforme les objets en autres choses pour devenir autonomes ou prendre des sens nouveaux. Souvent je commence le processus d’abstraction à la fin de la fabrication, quand je sais que les artisans sont contraints aux limites de leurs héritages. Quand la rupture est proche, à ce moment précis, je vois l’objet vivre par lui même.

A. K.: Ce déplacement du lieu de production vers l’espace d’exposition et de diffusion est important. Tu as réalisé des gestes et documenté ta présence dans le paysage ? Pareil quand tu filmes les artisans au travail, ta voix off est audible. Quelle est pour toi la valeur de la vidéo, du son, et du document en général?

S.O’H.: À vrai dire, jusque là je n’avais jamais pensé utiliser ces éléments et les montrer, mais c’est une mémoire d’atelier en quelque sorte. Je documente ce qui est devant moi, je prends des tonnes de photos digitales, vidéos et sons, d’absolument tout ce qui attire mon attention et que je trouve beau. L’idée même d’être finalement en train de documenter ma présence dans le paysage était souvent secondaire, mais ça fait sens et c’est étrange de le réaliser parce que c’est quelque chose de très évident. De manière plus pragmatique, il est certain que le travail sur le projet AA a donné lieu à une quantité importante de documents que j’envisage d’exploiter et de partager.

A. K.: Y’a t-il une différence dans ton approche de ce qui est sculpture, dessin, réalisation, et ce qui est recyclage, citation, et reprise… ?

S.O’H.: Oui, c’est comme pour ma présence sur le lieu, désormais cette documentation doit faire partie de l’œuvre. Je me définis comme quelqu’un qui cherche sans cesse en utilisant tous les médiums possibles, je peux mélanger ce qui est repris avec ce qui crée au fur et à mesure des recherches. C’est étrange comme évolution, j’avais sans doute besoin de le faire d’abord sans savoir où j’allais pour un jour réaliser que l’essentiel de l’œuvre était là. En fait, on peut même dire que je suis arrivée au moment où c’est l’histoire du projet qui va indiquer/imposer les médiums à utiliser.

A. K.: Les protocoles de travail mis en place dans ton œuvre impliquent presque systématiquement le recours à un tiers, artisan de profession, pour réaliser le travail ou des éléments centraux qui composent les œuvres. Quand as-tu pensé travailler à partir d’un objet ou d’un signe avec des artisans ?

S.O’H.: Autant que je me souvienne j’ai toujours fabriqué des objets partout dans le sud de la France comme au centre du Maroc avec ce que j’avais sous la main. J’aime bien ces souvenirs d’enfant, où je me revois ramasser les chutes de tissus et les bouts de bois des couturier et menuisier dans ma rue à Meknès pour fabriquer des jouets “élaborés”/ ou piquer les trésors de mes grands-parents (des piles, vieilles radios, chutes de tissus, vieux livres, objets cassés etc...) pour fabriquer des trucs. Ensuite, je crois que dès que mes études me l’ont permis, où plutôt dès que j’ai pu me pencher sur ce qui m’animait, je suis revenue au Maroc, le plus souvent possible, faire mes premières recherches avec mes tantes, toutes des artisans de la maison. Chacune sa spécialité, tissage, couture, broderie, cuisine etc… L’endroit le plus fascinant pour moi. Je pense que ma première collaboration c’est ma famille, aussi bien pour les objets comme pour les signes. C’est simple, quasiment toute ma famille proche est illettrée jusqu’à mes parents, et tous d’une intelligence incroyable, sensible… Je cherche à comprendre comment les gens qui m’entourent fonctionnent, quelle est leur perception du monde.

A. K.: Considères-tu tes œuvres comme des collaborations avec les artisans que tu rencontres ?

S.O’H.: Oui, c’est un travail complètement collaboratif, même avec le lieu. Je me considère souvent comme un lien (quelqu’un qui pousse les curseurs au max) entre tous les éléments du contexte. D’ailleurs ces collaborations sont toujours mentionnées dans les œuvres et les expositions, et ces relations humaines sont importantes dans le processus de travail et de production des œuvres.

A. K.: Le protocole est un concept de base développé pour les jeux et pour la société du spectacle, mais aussi du commerce. Les protocoles dans tes œuvres semblent totalement mobiles et mènent vers des zones à risques.

S.O’H.: Oui, c’est le lieu que je préfère, mes protocoles servent à mettre en permanence mes collaborateurs et moi même en danger. Toujours à la limite de casser, à la limite de la rupture, c’est le moment que je considère comme le plus révélateur et créatif, je ne laisse pas la zone de confort se développer au moment de la réflexion/production. Quand je sens que ça va casser, je sais à qui j’ai à faire, je comprends le potentiel et les limites, je découvre où sont les blocages.

A. K.: Tu as eu la chance de grandir entre plusieurs cultures, entre Maroc et France, Afrique et Europe. Est-ce que cela a créé une conscience du monde plus grande ou plus aiguë ? Est-ce là le début de ton intérêt pour les origines de l’humanité ?

S.O’H.: Le fait de grandir entre plusieurs pays, cultures, croyances et populations, n’était pas perçu comme une chance, car l’immigration de la famille n’a pas été un choix. Enfant, je ne comprenais pas la richesse d’une vie pareille. Les décalages et les tensions qui existent entre la culture des origines de mes parents, le Maroc, et mon éducation dans un pays multiculturel, la France, sont partie intégrante de ma personne. Je suis tous ces lieux à la fois de manière égale. Il est certain que ce mélange de cultures créé une conscience plus aiguë du monde, sans doute une compréhension et une appréhension de sa complexité. À force de vouloir comprendre ma propre histoire, je finis par remonter le temps, c’est de là que vient mon intérêt pour les origines de l’humanité.

A. K.: Lors de tes recherches, tu as mis en évidence des similitudes frappantes entre des signes figurant sur des tapis berbères et des signes ornant les plus anciennes poteries japonaises, les doki. Tous ces symboles découlent de la mise en récit de leur environnement par des humains en deux point très éloignés du globe. Penses-tu qu’il y a des signes palpables qui sont liés à nos sens ?

S.O’H.: Je cherche en effet à savoir quelles sont les aspects tangibles des langages, aspects qui parlent à tout le monde de la même manière (et qui ne soit pas la lettre d’un alphabet connu). Et ce parce que je me demande si les êtres humains face aux mêmes contraintes de contexte géographique et de développement communiquent tous de la même manière? Je cherche à comprendre comment le fond, les concepts et les idées se manifestent naturellement dans une forme tangible. Pour ce faire je dois évidemment remonter le temps avant les grands empires religieux, et explorer les systèmes d’écritures des différentes tribus du monde. Je cherche quelque chose d’important qui a existé et qui est devenu secondaire aujourd’hui, le langage absolu - naturel - d’un humain. Cette idée vient du fait que dans d’autres aspects de la vie sur terre il y a en effet des signes formidables de sens, la lecture géologique est évidente, la lecture des plantes, à chaque saison une forme, un aspect, une couleur, un nouvel élément et la boucle se répète (AA). Je me demande si pour les humains ce n’est pas un peu pareil.

A. K.: Ok. De ce point de vue, l’artiste serait un chercheur qui essaye de démontrer sa vision?

S.O’H.: Je suis obsédée par ce que j’appelle le lieu juste, c’est à dire un lieu, un moment, un état égal pour chacun mais pas le même pour tous, toujours différent parce que propre à chacun. Par conséquent je suis fascinée par l’idée que quelque part on pourrait tous se comprendre par des systèmes (d’écriture entre autres) qui seraient propres à chacun. C’est comme ça que fonctionnent les signes du tapis berbère, une personne s’exprime en tissant, et toutes les tribus peuvent déchiffrer… L’histoire des alphabets c’est l’histoire des identités, une civilisation qui en remplace une autre en détruisant son mode d’expression, et qui tente de l’étendre au maximum = un lissage de la diversité, une perte de justesse pour moi. C’est le monde qui devient de moins en moins juste. Je cherche des modes d’écritures où rien n’est égal, rien n’est parallèle et rien n’est opposé, c’est pluridimensionnel. C’est ce qui me permet de créer et en somme m’exprimer et partager mon point de vue sur le monde.

(1) Sara O’Haddou a séjourné au Japon dans le cadre d’une collaboration entre L’appartement 22 et Art Initiative Tokyo (A-I-T)