L'appartement 22

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L’appartement 22,
279 avenue Mohamed V,
MA-10000 Rabat,
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Interview / Driss Ksikès parle à Touda Bouanani

Driss Ksikès est un auteur engagé dans la cité. Ses pièces de théâtre s’inscrivent dans une lignée résolument postmoderne, dans les pas de Samuel Beckett et de Harold Pinter. Ses personnages n’ont rien d’exceptionnel, ils n’ont même pas de prénoms, juste une initiale, traduisant ainsi la place de l’humain dans nos sociétés. Il a aussi écrit un roman, « Ma boîte noire », (éd. Tarik et Le Grand Souffle 2006), où le héros de son prénom « Mokhtar », traduisez « le choisi » ou « l’élu » ne devient pas une bombe humaine grâce à sa découverte de l’amour. Comme Mokhtar, le narrateur de sa nouvelle « Un jour, un sourire » (La pensée du Midi, Actes Sud 2010) est sauvé par l’amour. Ses derniers textes sont regroupées dans « Ainsi parle cette chose qui sommeille en toi » (prod. CultureInterface, D. Fiat, Paris 2012). Ce sont des portraits monologues. Il donne dans ces écrits la parole à des personnages voués au silence comme « la femme-enfant » ou écrasés par la soumission tel « le courtisan déchu ». Venez écouter Driss Ksikès qui écrit : « La liberté n’est pas l’absence de contraintes mais la gestion non contrariée des désirs. » (T.B.)
mardi 12 juin 2012

Cet entretien avec Driss Ksikès est réalisé le 30 mai 2012 à L’appartement 22, par Touda Bouanani.

T . B. : Quel a été le point de départ de votre dernier écrit « ainsi parle la chose qui sommeille en toi » ?

D. K. : C’est un long cheminement. Lorsque Nawal Slaoui m’a proposé après avoir vu ma pièce « 180 degrés » de prendre part à un projet collectif sur l’individu et la communauté, l’espace privé et l’espace public (thématiques récurrentes dans mon travail), j’ai cherché à explorer la frontière entre les deux : l’intime et le collectif, l’intérieur et l’extérieur. Cela m’a amené à identifier des objets frontières et des personnages frontières. J’ai essayé d’écrire des portraits monologues des uns et des autres. Pour les objets, cela ressemble à une métaphysique des choses ordinaires puisque je fais parler la porte, l’écran, la fenêtre, le miroir, non comme des objets inanimés mais comme une extension de notre conscience. Pour ce qui est des personnages, la femme-enfant, la migrante, le dealer et le gardien m’ont tous hanté d’une manière ou d’une autre et j’ai cherché à restituer ce sentiment obsessionnel sans être redondant.

T . B. : Vous nommez rarement vos personnages. Pourquoi ?

D. K. : C’est vrai mis à part Mokhtar B. dans « ma boîte noire » mais aussi d’autres personnages fantômes dans mes rares récits, je préfère toujours faire parler des pronoms (il dans « Houwa », elle dans « pas de mémoire, mémoire de pas »), des chiffres (1, 2, 3 dans « Il ») ou des lettres (A et Z dans « 180 degrés »). Est-ce que c’est un choix ou une facilité ? Honnêtement, je ne m’embarrasse pas trop de la psychologie des personnages, ce qui m’intéresse davantage, c’est l’interaction et l’intersubjectivité. Nous vivons de plus en plus dans un monde hyper marqueté, hyper connecté où les êtres sont terriblement solitaires. C’est ce paradoxe qui m’intéresse et le fait de ne pas donner de nom aux personnages quand cela se justifie permet d’accentuer le sentiment d’errance qui s’ensuit.

T . B. : Quelle importance a dans votre œuvre l’incapacité de se rebeller ?

D. K. : Je ne suis pas un vendeur de rêves. Et je n’aime pas qu’on se raconte des histoires. J’écris en essayant de tâter le pouls de mon époque. Quand j’ai écrit « Il » en 2008 et mis les Uterriens dans l’utérus de la terre comme si je les remettais dans la grotte de Platon, j’ai essayé de capter un sentiment de désolation et d’impuissance face à l’écrasante autorité de la transcendance incarnée par le Roi, le Père et tous les dieux qui s’improvisent diseurs de vérités. Depuis qu’en 2011 les jeunes et moins jeunes sont sortis dans les rues, je cherche à comprendre si leur acte est une rébellion, une révolte, un ras-le-bol ou un coup de sang. Une chose est sûre, un écrivain doit rester à l’écoute des secousses imperceptibles qui émanent des sociétés humaines pour ne jamais croire qu’il détient une once de vérité. Personnellement je doute de la capacité des hommes à se défaire du réflexe de servitude volontaire sans une prise de conscience profonde de leur place en tant qu’individus libres dans une société. Et nous en sommes loin.

T . B. : Pensez-vous que le théâtre a un rôle à jouer dans nos sociétés, et si oui, lequel ?

D. K. : Le théâtre est le seul lieu où la politique devient une affaire intime. C’est le seul lieu où nous pouvons ressentir quelque chose en voyant des gens qui nous ressemblent commercer à propos de l’amour, de la mort, du pouvoir, de la violence, de l’argent, et bien d’autres sujets au cœur du vivre ensemble. Le spectateur est suffisamment émancipé pour en même temps recevoir les signaux, avoir des émotions et réinterpréter le tout en fonction de sa sensibilité et de son vécu. Donc le seul rôle que peut jouer le théâtre lorsqu’il n’est pas pur divertissement ou pure pédagogie (deux grandes illusions assez répandues) est de créer ce trouble nécessaire dans l’esprit de quelques-uns pour les sauver de l’abêtissement ambiant. Cela ne change rien dans les sociétés mais cela peut forger des individus libres, sceptiques, sensibles, capables de changer leur société. Vu ainsi, le chemin est plus long.

T . B. : Comment faites-vous le parallèle entre la voix individuelle et la société, entre le désir et la pensée ?

D. K. : Il n’y a pas de discontinuité entre les deux. Penser est de l’ordre du désir. Exister comme individu sans penser le lien social, c’est du pur égoïsme. Autant je suis attaché à la capacité des individus à assumer leur choix, à en être conscient et ne pas subir le diktat de la communauté, autant je défends crânement le devoir de ces individus de construire la Cité et de s’y sentir impliqués.

T . B. : Quand et dans quelles circonstances avez-vous écrit votre premier récit ?

D. K. : Si vous voulez parler des récits qui moisissent encore dans mes tiroirs, puisque indignes à mon sens d’être partagé, je dirai que cela remonte à un vieux désir d’écrire des textes narratifs sans raconter d’histoires. Si vous faites allusion à « ma boîte noire », je dirai que c’est la découverte du Je, non pas comme symbole de l’ego mais comme autorisation à forger un texte à la première personne sans forcément parler de soi. C’est un jeu, du plaisir d’abord.
Rabat, juin 2012.

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