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Expositions avec ou sans parole | Catherine Fraixe

EXTRAIT

Expositions avec ou sans parole
À propos de l’exposition L’Objet désorienté au Maroc
(musée des Arts décoratifs, Paris, 31 mars -29 août 1999,
Villa des Arts, Casablanca, 23 septembre- 25 novembre 1999)

Dans le cadre du cycle de rencontre sur l’archive, intervention du 14 Avril 2014 à L’appartement22

mardi 17 juin 2014

Cette exposition, organisée par Jean-Louis-Froment, ancien directeur du CAPC de Bordeaux, présente la particularité d’avoir connu deux versions très différentes, à Paris et à la Villa des Arts à Casablanca. Elle soulève une série de questions qui demanderaient une étude à tout autre échelle. J’en résumerai ici quelques-unes afin d’engager une discussion.

La première concerne le statut de l’objet dans la version qui fut montrée au musée des Arts décoratifs. Ainsi le catalogue décrit-il la vaste installation visible dans la galerie des Oculi comme un ensemble d’objets quotidiens marocains, mais ne consacre que quelques lignes au travail des artistes qui ont créé les différentes pièces la composent et dont le nom (Hicham Benohoud, Safâa Erruas, Mounir Fatmi, Jakob Gautel, Jason Karaïndros, Faouzi Laatiris, Younès Rahmoun, Batoul S’himi et Jean-Paul Thibeau) est cité sans autre précision au début du volume, dont les photographies ne sont pas légendées (1). Ces brèves remarques, perdues dans une série de textes qui développent des considérations d’ordre anthropologique, échappent facilement à l’attention. Des commentateurs ultérieurs s’y laisseront prendre, comme en témoigne une thèse sur l’art contemporain au Maroc affirmant que les artistes « avaient alors mis en scène (…) des accumulations d’objets dans le but de montrer l’évolution des formes, des décors et des matériaux utilisés par des artisans locaux. (2) »

Une deuxième question pourrait porter sur les liens entre le choix de cette approche anthropologique et le contexte politique. En 1999, un programme intitulé « Le temps du Maroc en France » donna lieu à une impressionnante série de manifestations où il fallait voir, lit-on sur le site du ministère de la Culture français, « autant de portes d’entrée vers l’authenticité du Maroc et sa modernité ». Coproduction franco-marocaine, cette série d’événements balaya un champ très large : arts plastiques, histoire militaire, littérature, cinéma, conférences sur l’architecture, l’environnement, etc. La même année, faut-il rappeler, la France décida de considérer le Maroc comme une zone de solidarité prioritaire (ZSP, zone constituée de pays classés parmi les moins développés). La plupart des textes du catalogue qui accompagne la version parisienne de L’Objet désorienté au Maroc tendent à valider cette vision d’un Tiers monde entre modernité et tradition. Jean-Louis Froment opte pour sa part pour une veine ouvertement orientaliste : « Pour les orientaux, chaque tapis est un site, un espace singulier du rapport au monde : village, tribu, maison... » L’exposition utilise en conséquence, explique-t-il, cette « métaphore d’un tapis [le sol était recouvert d’un « tapis » rouge] sur lequel se déroulent, dans une succession de séquences, des constructions organisées d’objets trouvés lors d’“explorations” lancées dans ces territoires populaires du Maroc que sont les marchés et les bazars, urbains et campagnards, ou les petits magasins de quartier, éloignés des productions de l’artisanat touristique et proches de ceux qui cherchent, entre la tradition et les turbulences télévisuelles internationales, une troisième voie possible – ne sachant pas encore qu’ils sont en train de l’inventer. »

Soucieux de se démarquer du discours typiquement conservateur des organisateurs du Temps du Maroc, le commissaire tente de redéfinir chacun des termes de leur programme à l’heure de la mondialisation : « L’essentiel de cette production d’objets vient d’Extrême-Orient. Ils envahissent les bazars et les souks, se glissent dans le regard et les gestes des consommateurs marocains ». Néanmoins, ces produits, est-il aussitôt précisé, conservent un parfum d’authenticité : « En dépit des évolutions plastiques et fonctionnelles qui ont donné naissance à des hybridations surprenantes, chacun conserve un répertoire de formes, de motifs décoratifs et de significations symboliques qui insistent et précisent, par-delà l’émotion esthétique évidente qu’ils suscitent, son appartenance au Maroc. […] Ainsi, les formes et les motifs voyagent et se posent sur ces objets immigrés, s’associant à l’empreinte d’autres cultures sans jamais s’écarter de leur culture originelle. » L’exposition tout entière s’interroge sur ce paradoxe : « comment des objets produits industriellement à l’autre bout du monde peuvent(-ils) exprimer sans la trahir une esthétique locale antérieure à l’actuelle planétarisation du marché ».

Une question plus essentielle porterait alors sur les modalités selon lesquelles ce discours postmoderne poursuit en le renouvelant un discours colonial. Un moyen de réfléchir à cette situation est de se tourner vers la toute première exposition des « arts marocains » qui fut organisée en France et qui se tint, non tout à fait par hasard, en 1917 dans ce même musée des Arts décoratifs. L’Objet désorienté rappelle en effet par certains aspects cet événement dont l’initiative revint au Service des Beaux-Arts du Protectorat et en particulier à Joseph de la Nézière, alors à la tête de la section des arts indigènes de ce service, et effacement relayé à Paris par le vice-président de l’Union des Arts décoratifs, Raymond Koechlin. Produit typique de la politique coloniale, cette exposition devait remplir au moins trois fonctions : promouvoir le Maroc (« l’Empire ») auprès d’une population française indifférente à « l’aventure » coloniale ; célébrer l’engagement des soldats marocains aux côtés des armées françaises ; inciter les industriels français à prendre modèle sur les produits artisanaux marocains améliorés par le Protectorat. L’affiche que Joseph de la Nézière dessina pour l’occasion montre, de manière synthétique, un soldat marocain blessé penché vers un artisan décorant des céramiques – deux figures qui résument les bienfaits pour la France de son œuvre colonisatrice. En juin 1917, des conférences organisées au musée des Arts décoratifs mirent l’accent sur les aspects militaires ou économiques de la colonisation du Maroc. Des conférences sur les aspects militaires de la coopération entre la France et le Maroc accompagnèrent de même, on l’a vu, le Temps du Maroc en France. Et nul ne saurait douter des aspects économiques des accords signés en 1999.

C’est pourtant dans le choix même des objets exposés et de leur mise en scène que L’Objet désorienté révèle de la manière la plus spectaculaire ses affinités avec cette exposition coloniale. Les archives de l’exposition de 1917 conservées à la bibliothèque du musée des Arts décoratifs montrent que le souci principal de Joseph de la Nézière était de prouver l’efficacité du Service des Beaux-Arts qui voulait relancer une production artisanale locale jugée décadente. La partie historique de cette exposition avait en conséquence pour pendant une partie moderne où l’on découvrait les productions des ateliers mis en place par le Protectorat mais aussi des objets de la vie quotidienne. Dans un rapport rédigé en février 1917, de la Nézière prévoyait déjà que « le grand hall » du musée des Arts décoratifs serait réservé « aux objets actuellement fabriqués dans les ateliers indigènes d’après les anciens modèles, ainsi qu’à ceux d’usage courant, mais de caractère artistique, que l’on trouve à acheter dans les souks. »(3) Pour convaincre les industriels français de prendre modèle sur ces productions marocaines « régénérées », ces dernières devaient afficher tous les signes d’une authenticité susceptible de satisfaire le goût français. Concernant les tapis, par exemple, les ordres de Prosper Ricard, qui diriga par la suite le Service des Arts indigènes, allaient dans le même sens : écarter les couleurs trop criardes ; adapter les dimensions aux intérieurs européens ; s’en tenir à des fonds de couleur rouge…, choix qui se voulait un « garde fou contre les fantaisies des indigènes »(4).

« (H)armonieusement présenté », écrivait Koechlin, cet art marocain formait « un ensemble tout à fait pittoresque. » En dépit de leur rhétorique postmoderne, les organisateurs de L’Objet désorienté au Maroc utilisèrent les mêmes ressorts que leurs prédécesseurs. Malgré tout ce qui la distingue de l’exposition des « arts marocains » de 1917, sa lointaine héritière joue sur la même vision pittoresque, colorée, bibelotière. En 1917, la notion d’authenticité n’était invoquée que sous une forme fantasmée. En 1999, elle est mise en doute, mais pour laisser place à l’image tout aussi fantasmatique d’une fidélité au passé destinée à satisfaire les attentes d’un public occidental : « Ces objets venus d’ailleurs nous parlent d’un autre ailleurs car nombre d’entre eux furent fabriqués en Extrême-Orient, loin du lieu de leur destination marchande, le Maroc, où ils ont pris vie (vie quotidienne du marché, de la lessive, de la cuisine, du thé) et aussi forme, en mêlant leurs couleurs et leurs motifs à ceux d’autres objets – étrange harmonie, faite de contrastes et de proximités où se laissent aussi percevoir des géométries plus anciennes, des teintes du passé et, au total, comme une paradoxale fidélité à la terre et à l’histoire. »

Si l’on se tourne à présent vers le catalogue de l’exposition montrée sous le même titre (L’Objet désorienté au Maroc) à la Villa des Arts de Casablanca, on voit cependant ce dispositif voler en éclats. Cette publication s’organise ainsi, exclusivement, autour d’œuvres individuelles que documentent des photographies dûment légendées, tandis qu’un texte énonce dans chaque cas les intentions des artistes (5). Le texte de Faouzi Laatiris, par exemple, semble une réponse terme à terme à la vision ethnographique privilégiée à Paris. Après avoir évoqué son parcours, l’artiste décrit notamment avec précision ses recherches du moment sur le verre, sa transparence, sa légèreté, mais aussi les effets propres à l’accumulation, ainsi que « les quatre sculptures en hommage à la féminité et aux plaisirs de la vie » qu’il a réalisées pour l’exposition du musée des Arts décoratifs. Il exprime, en d’autres termes, des préoccupations d’ordre esthétique, qui ne sont jamais mentionnées par les organisateurs de celle-ci. Ces textes prennent alors un sens directement politique, pour cette raison même. Ils nous engagent à relire cette exposition à partir de ses non-dits, qui sont ceux plus largement d’une certaine postmodernité.

Catherine Fraixe

Notes :

(1) L’objet désorienté au Maroc, exposition du 31 mars au 29 août 1999, musée des Arts décoratifs, Paris, Union centrale des Arts décoratifs, 1999.

(2) Tzvetomira Tocheva, Naissance et évolution de l’art contemporain au Maroc, thèse de doctorat, université de Strasbourg, 2011, p. 9.

(3) Copie d’un Rapport de J. de la Nézière, adjoint au Chef du Service des Beaux-Arts, du 4 février 1917, Rabat, in Archives du musée des Arts décoratifs, Paris, Exposition d’art marocain 1917.

(4) Voir Muriel Girard, « Invention de la tradition et authenticité sous le Protectorat au Maroc », Socio-anthropologie [En ligne], 19 | 2006, mis en ligne le 31 octobre 2007, Consulté le 03 mai 2014. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/563.

(5) L’Objet désorienté au Maroc, Villa des Arts, Casablanca, Exposition du 23 septembre au 25 novembre 1999, réalisée avec le concours du musée des Arts décoratifs, Paris, en collaboration avec l’Institut français de Casablanca, Casablanca, Villa des Arts, 1999.

Le texte intégral dont est un extrait l’article est disponible sur demande : maud.houss@gmail.com