L'appartement 22

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Aspects frontaliers et revendications diverses * / par Abdellah Karroum

lundi 5 juin 2006

« J’ai vécu, chose étrange, en un certain pays Dont tous les habitants se trouvaient en voyage... Si tu voyais le monde d’un oeil clair, C’est le monde alors qui serait mirage... » Abû L’-Atâhiya (1)

Ici/Maintenant. Au Moyen-âge, les Arabes avaient nommé l’Océan Atlantique Bahr al-zulumat (la mer des ténèbres), l’inconnue qui devint plus tard cette « frontière fluide » traversée par les vaisseaux de la traite négrière. C’est dans le passage de cet océan que la planète terre s’est révélée dans sa dimension finie, notamment par le développement de la science qui vint à bout des frontières naturelles. Le désert du Sahara est-il aussi désert ? Ne serait-il pas ce lieu de « passage » où le noir rencontre le blanc et où la couleur disparaît dans la terre ? Tombouctou, c’était le bout du monde à l’époque de Léon l’Africain, mais la distance de jadis est peut-être moins oppressante que la frontière d’aujourd’hui. Les enjeux politiques et économiques nécessitent la délimitation des frontières et renforce les revendications régionales, particulièrement pour le contrôle des habitants et des biens du sol qu’ils occupent (2). Les courants du détroit de Jabal Tarek (Gibraltar), qui séparent et lient l’Afrique à l’Europe, tuent chaque jour. Certaines frontières font encore peser sur l’Afrique le poids d’une « captivité ». Les frontières politiques de l’Europe commencent à Ceuta et Melilla. Aux barbelés les Européens ajouteront bientôt un mur électronique sur les côtes espagnoles pour lutter contre « l’invasion » d’immigrés clandestins africains. Jusqu’au XXe siècle les frontières étaient frontales entre les communautés dans des zones spatialement définies et matériellement dissuasives aux déplacements physiques : Muraille de Chine, Mur de Berlin, forteresses... Aujourd’hui, les échanges rhizomiques (3), sans début ni fin, donnant lieu à d’infinies possibilités de rencontres, compliquent la conception de la frontière ou mettent à mal son fondement et sa conception. L’être humain est fondamentalement nomade. Même lorsqu’il est physiquement sédentaire l’homme vit dans un déplacement permanent. C’est dans cette tension que réside le fondement de la reconnaissance d’autres possibles. Un territoire géographique est par définition occupé par des habitants (animaux ou humains) et investi par des « propriétaires », de manière virtuelle ou réelle. A qui appartient l’Antarctique ? N’est-il pas d’une certaine manière si proche de l’Afrique et en quelque sorte lié à elle ? « Le sixième continent » (4) n’appartient à personne mais son devenir, par le biais de la question de l’eau, concerne tout le monde. Dans le même sens, la couche d’ozone concerne tout le monde comme, nous le verrons plus loin, le sort de chaque « territoire » agit sur la vie (5).

Exposition et expédition. D’où parlons-nous ? Où commence l’Afrique ? Où sont ses frontières et quelles en sont ses limites ? Les frontières sont définies par des tensions entre des groupes et par le contrôle de territoires politiques, physiques et symboliques. La création de zones d’échanges a parfois permis à différents peuples d’envahisseurs de contrôler des territoires de plus en plus étendus. Mais la notion de frontière est relative. Les frontières peuvent s’additionner et rendre plus inaccessibles d’autres espaces. L’autre côté ne se limite pas au géographique, au-delà de l’océan, du désert ou du détroit. L’autre côté est ce qui est « séparé » de l’ici/maintenant par des frontières plus au moins fragiles, cultivées par des malentendus d’ordre mental, dont la transgression est imaginable. À Dakar, il est question de rassembler, le temps d’une Biennale, des propositions d’œuvres et de démarches qui sont autant de points de vue cultivés dans des contextes éloignés, souvent isolés par des frontières de tous genres. Des œuvres qui fabriquent un langage négocié, entre références au passé et aspirations au futur, et qui révèlent des conflits culturels au cœur desquels se joue la question des identités. Comment définir ce que doit être l’Art dans un monde si « divers » et dont les éléments sont si imbriqués par l’Histoire, la Géographie et la Géopolitique ? Il est nécessaire de faire de cet espace/temps unique qu’est la Biennale de Dakar un lieu d’écoute, puis de propositions pour raviver les routes des échanges justes et constructifs, contre toute forme d’exploitation et d’asservissement. Il s’agit aussi, pour les fabricants de nouveaux langages et les créateurs de nouvelles formes, à travers les confrontations, les conversations et les échanges, de compléter notre monde de ces éléments qui existent ailleurs. La réalisation d’un monde plus complet, dépassant les malentendus, suppose le passage obligé par un mécanisme de dépôt et de réactivation des savoirs, des savoir-faire et des idées. La présentation des œuvres dans l’espace de l’exposition est une étape anéantissant bien des frontières. A présent il s’agit de trouver un langage commun pour s’entendre sur nos différences. Un certain nombre d’œuvres ont la prétention de dépasser les formes d’expositions et leurs conventions pour proposer d’autres modes de rencontres. Dominique Zinkpe expérimente sa démarche dans les rues de Cotonou, Hassan Darsi dans celles de Casablanca et Doa Aly dans son propre corps au Caire, pendant que Vincent et Feria explorent les territoires de l’Antarctique. Les artistes investissent les outils de communication, en inventent de nouveaux, pour prendre les devants et interroger l’alphabet international de l’art. La « forme » de l’art est « métamorphosée » pour évoluer vers de nouveaux modes de formulation et de représentation, donnant lieu à de nouvelles stratégies. Ce sont aussi ces démarches originales, entendues comme support critique, qui pourraient redonner du sens au concept d’« art international ». L’exposition en tant qu’expérience du voyage et fragment d’utopie pourrait prendre la forme de l’expédition. La notion d’expédition que j’expérimente depuis 2000 avec plusieurs projets, se base sur la rencontre et la réalisation de l’œuvre dans le contexte de son apparition comme une expérience et non comme un document. L’expédition implique le souci d’un futur partagé par les protagonistes (auteur, sujet et contexte). L’expédition comme alternative au confinement de l’exposition, propose des stratégies participatives pour une histoire de l’art universel, contre une Histoire occidentale de « l’art universel ».

L’expédition vers le futur. La réalité de la création contemporaine dans les sociétés postcoloniales nécessite qu’on considère son caractère universel. La connaissance des valeurs locales et l’assimilation des échanges avec les peuples, colonisateurs ou colonisés, font prendre conscience de l’inévitable internationalisme des idées de progrès et de l’interdépendance, malgré l’écart des cultures et leur différence. L’idée de distance n’impose pas forcément la notion de frontière. La distance invite au voyage alors que la frontière impose une limite. Aussi l’idée de proximité n’amène pas forcément l’état de convivialité. La proximité impose le partage (en accord ou en désaccord) alors que la convivialité suppose l’équité (en paix ou en guerre). Étant donnée la différence des valeurs et des références, la convivialité est une recherche permanente de l’équité. Il n’y a pas de moment dans l’histoire, ni de lieu dans le monde, auxquels on puisse rattacher le début d’un renouvellement de l’art. L’idée d’une « avant-garde » qui s’imposerait comme référence à suivre n’est pas de mise, d’une part parce que l’Histoire a montré la limite des systèmes, d’autre part la diversité des contextes appelle des propositions adaptées. Qu’il s’agisse de Mohamed El-Baz ou de Fatimah Tuggar ou encore de Aimé Ntakiyika, artistes originaires de pays africains et vivant en Europe et au États-unis, leurs œuvres sont nées dans le contexte occidental. La culture en Europe et aux USA, tout comme en Afrique, est faite de métissages, de rencontres d’artistes « nomades » dont les œuvres s’adressent au contexte de leurs apparitions. Ce contexte dépasse les frontières des pays de résidence des artistes, mais elles sont actives là où l’information à leur sujet peut être diffusée. La question de l’apport des œuvres de « l’ailleurs » à l’art contemporain international et au monde entier se pose ou plutôt s’impose. Les œuvres décalées des conventions historiques occidentales intéressent depuis peu les historiens d’art et les médias. Elles semblent remplir un « espace vide » de plus en plus évident. En effet ce ne sont pas les œuvres qui viennent rejoindre une histoire de l’art en manque de « figurants », mais c’est le monde de l’art qui va vers des problématiques inscrites dans de « nouveaux » contextes. Donner forme à une œuvre est une façon de sortir de soi sans quitter son propre corps. Sortir de soi ce qui doit être révélé et l’agencer ailleurs, sur une page de livre ou dans un document sur le web ; sortir de soi une expression, une idée, et leur donner vie dans un autre territoire, celui de la rencontre entre l’écriture (l’auteur) et la lecture (le public) ; c’est à dire un territoire transitoire d’une vision et d’une proposition en devenir. Cet espace est celui des malentendus car l’auteur et le public n’ont pas les mêmes références. Une exposition est en mesure d’être l’interstice qui révèle les sous-entendus d’une œuvre. Dans cet espace tout le monde est en voyage, l’auteur exprime ce qu’il veut (ou ce qu’il doit) partager avec le public, le lecteur interprète et emporte la pensée dans un autre monde, avec d’autres références. L’espace de l’exposition, zone de transit, est ce territoire amplifié par l’apparition des oeuvres interprétées dans la perspective de possibles rencontres. Ce territoire sans frontière, où « tout le monde est en voyage », en toute liberté, devrait guider les gardiens des forteresses recluses pour regarder l’horizon. C’est entre observation et expérience, risques et contraintes, que les artistes cherchent désespérément à identifier l’art à l’humain. La vie de l’oeuvre est dans cette tension, fondamentalement incontournable, que génère notre époque.

A. K.

* Ce texte a été publié dans le catalogue Biennale Dakar 2006.


- 1- Abû L’-Atahiya, poète irakien, (748-826). Ici, l’extrait du Divan (recueil des poèmes), (Editions Dâr Sâdir, Bayrut, 1964), pp. 26-28. Fragment cité et traduit par André Miquel, Du désert aux jardins d’Espagne, Les œuvres de la poésie arabe classique, édition Sindbad, La Bibliothèque Arabe, Paris, 1992.
- 2- Notamment le pétrole et bientôt l’eau. De grandes réserves d’eaux souterraines se trouvent dans le sous-sol du désert africain.
- 3- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1980.
- 4- Sixième continent, projet des artistes Vincent+Feria http://sixiemecontinent.free.fr/
- 5- Les ressources des territoires comme l’Antarctique et la couche d’ozone se retrouvent indirectement occupées par la civilisation humaine. Dans un sens plus direct l’Afrique a été dépossédée de ses repères par les puissances coloniales.